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Écrire l’anorexie Évolution de la maladie, renouvellement du discours

Écrire l’anorexie Évolution de la maladie, renouvellement du discours

 

 

          L’Anorexie, maladie de notre temps : l’idée est devenue banale. Une énigmatique pathologie féminine fin de siècle que l’on ne se lasse pas de comparer à l’hystérie cent ans plus tôt ; un malaise dans une civilisation consumériste écœurée d’elle-même ; une rencontre funestement providentielle entre un âge adolescent de plus en plus exposé et le culte social et médiatique de la minceur et de la perfection : autant de refrains répétés, si l’on ose dire, ad nauseam et, de fait, assez peu contestables. Mais un autre constat, un peu moins répandu quoique de plus en plus audible, se fait jour : l’anorexie évolue. Et elle s’étend. « Epidémie sociale » (Richard Gordon) dont le moindre des paradoxes n’est pas qu’il s’agit également d’une pathologie du lien social, l’anorexie « grignoterait » progressivement sur ses marges. La maladie se développe en extension et en compréhension : un nombre croissant d’adolescentes est touché – jusqu’à 0,5 à 1 % en France –, mais aussi des filles à peine adolescentes, des femmes adultes, voire des hommes ; simultanément, des formes atténuées apparaissent et se répandent, peut-être d’autant plus facilement qu’elles sont plus bénignes et passent à travers les filets de l’enquête épidémiologique.

          Or cette évolution, comme avant elle l’apparition de la maladie, est indissociable de ce qui en est dit ou, plus précisément, écrit sur elle. Déplorer la diffusion de la pathologie et en constater la fortune livresque sont du reste devenus pour les auteurs deux passages également obligés, en un vertigineux redoublement où chacun, en dressant la liste des publications, vient à son tour l’allonger. Elle va du témoignage pionnier (en France) de Valérie Valère, Le Pavillon des enfants fous (1978), au très beau Petite de Geneviève Brisac (1994), des textes grand public de Maya Hornbacher (Piégée, 1998, 1999 pour la traduction française), Lou Delvig (Jours sans faim, 2001) ou Camille de Peretti (Thornytorinx, 2005, sur l’anorexie-boulimie), aux témoignages de parents d’anorexiques que sont Janine Teisson (L’Enfant plume, 2000) ou Véronique et Patrick Poivre d’Arvor, en passant par les contributions des médecins Gérard Apfeldorfer, Philippe Jeammet ou Thierry Vincent – sans parler de l’œuvre de Nancy Huston ou d’Amélie Nothomb, où l’anorexie occupe une place décisive même quand elle se fait discrète. A telle enseigne que l’anorexie, maladie du siècle, serait devenue, peut-on lire, « le sujet par excellence du postmodernisme » (Isabelle Meuret).

 

 

Une épidémie textuelle

 

 

          Mais anorexie et écriture de l’anorexie n’ont pas seulement essaimé ensemble, elles ont changé ensemble. A l’origine, les écrits sur l’anorexie se répartissaient assez nettement entre le point de vue des victimes (malades ou proches) et celui des experts, entre témoignages plus ou moins romancés et contributions théoriques ou pratiques (« pour s’en sortir ») de spécialistes de la psychiatrie et/ou de la nutrition. Aujourd’hui, les formes, les contenus, les supports mêmes se diversifient et se mêlent. C’est un guide pratique au titre banal, Comprendre l’anorexie (2004), mais dont les auteurs (un psychiatre et une psychologue-psychanalyste) choisissent d’aborder le problème par le biais d’un récit au symbolisme chargé, entrecoupé d’analyses théoriques.  

          C’est, symétriquement, un roman mettant en scène une femme qui travaille à un essai sur les troubles du comportement alimentaires, en particulier l’anorexie (Siri Hustvedt, Tout ce que j’aimais, 2003). Ce sont aussi des textes théoriques dont la forme demeure classique, mais dont l’approche se fait plus ambitieuse, telle la synthèse d’Isabelle Meuret sur L’Anorexie créatrice, parue en 2006, ou plusieurs ouvrages invoquant à propos de l’anorexie d’autres formes de jeûne, saint ou mystique, des « figures » historiques symboliques – de Sissi à Simone Weil – ou un contexte social et culturel global. Ainsi la somme passionnante et très personnelle de Jean-Philippe de Tonnac,Anorexia. Enquête sur l’expérience de la faim (2005), elle-même inscrite dans un plus vaste « projet sur le NON » dont le second volume porte sur l’asexualité, examine-t-elle la maladie à la lumière de l’expérience de l’auteur, ancien anorexique, mais aussi des expériences religieuses ou politiques de jeûne ou du destin littéraire des troubles alimentaires.

          Ainsi Muriel Darmon, dans une étude à tous égards remarquable (Devenir anorexique, 2003), tirée de sa thèse, propose-t-elle – nous y reviendrons – « une approche sociologique » de la pathologie. C’est enfin un support nouveau, celui que fournit Internet et dont s’est assez récemment emparée l’écriture de l’anorexie : sites, forums ou blogs assortis de commentaires tissant un lien virtuel, précieux, régulier et réciproque entre les malades – malades justement du lien, on l’a dit –, mais encourageant aussi le trouble, au point de devenir parfois (au Royaume-Uni plus volontiers qu’en France) la tribune du mouvement « pro - ana » (pro-anorexie), médiatisé il y a peu par des magazines à grand tirage. Un mouvement « pro - ana » qui participe à son échelle, avec son vocabulaire et ses codes spécifiques, à la redistribution du discours sur l’anorexie.

          Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur l’écriture « faminine », ou écriture « taille zéro », étudiée avec un bonheur inégal aux Etats-Unis et, plus récemment, en France (par Isabelle Meuret). La thèse d’une spécificité formelle de l’écriture « anorexique » ou celle d’un lien intrinsèque entre démarche anorexique et travail d’écriture demeurent au reste peu convaincantes. Ce qui intrigue, c’est la manière dont s’articulent diversification de la maladie et diversification du discours, sans que cette dernière puisse être subsumée sous une catégorie unifiée de « littérature anorexique ». C’est la manière dont multiplication et différenciation des écrits sur l’anorexie éclairent l’extension et le statut de la maladie : ne font-elles que refléter les métamorphoses de la pathologie, sans en influencer la perception ? Ou bien la polygraphie ferait-elle partie des symptômes de ce trouble dont souffre l’époque ?

 

Une maladie transitoire

 

 

          La question même de savoir si l’anorexie est d’aujourd’hui ou de toujours fait débat dans les sciences humaines et sociales, comme le rappelle Muriel Darmon. Elle oppose « continuistes » et « discontinuistes », qui se demandent si la maladie a précédé ou non son diagnostic. La position des premiers irrigue les travaux mentionnés sur l’« anorexie sainte », l’« inédie » des jeûneuses du Moyen-Age : n’étaient-elles pas anorexiques sans le savoir ? – auquel cas l’invention de l’anorexie à la fin du XIXe siècle se serait contentée de venir nommer ce qui existait déjà, peut-être de toute éternité. A l’opposé de cette hypothèse, l’anorexie devient ce que Ian Hacking appelle dans Les Fous voyageurs une « maladie mentale transitoire » : une maladie qui « apparaît à un endroit et à une époque donnés avant de disparaître peu à peu » et qui suppose, pour prospérer, une « niche », ou un ensemble de conditions relevant de la taxinomie (existence d’un cadre diagnostique) ; de la culture (positionnement de la maladie « entre deux éléments de culture contemporaine, l’un romantique et vertueux, l’autre vicieux et porté au crime ») ; de l’observabilité du trouble ; et de la capacité de celui-ci à offrir, « malgré la douleur qu’[il] provoque », « un certain soulagement qui n’est disponible nulle part ailleurs au sein de la culture où [il] s’épanouit ». Autant d’éléments qui semblent converger à l’époque contemporaine pour faire de l’anorexie, à la jonction entre « impératif de mode » et « impératif de mort » (Baudrillard, cité par Isabelle Meuret), une maladie mentale transitoire qui serait au culte du corps mince ce que la fugue hystérique analysée par Hacking était à la vogue du tourisme dans les milieux aisés du XIXe siècle finissant. Mais dire que l’anorexie est transitoire n’est pas nécessairement en réévaluer l’importance à la baisse : si la maladie est le propre d’une époque, laquelle en produit les conditions d’émergence – la « niche » –, alors elle concentre et révèle dramatiquement les caractéristiques du temps. Maladie transitoire, maladie du siècle : affaire de point de vue.

          Or la représentation de l’anorexie, et tout spécialement sa représentation écrite, n’est probablement pas sans effet sur la conclusion de ce débat. Il ne s’agit pas simplement de constater que l’existence de la maladie comme telle est évidemment indissociable des typologies médicales disponibles, et plus généralement de la représentation que s’en font les experts ; la littérature « profane » peut elle-même, sinon inventer le trouble, du moins en déterminer la perception. Que, pour une raison ou une autre, une époque se livre à la contemplation fascinée d’une maladie, et la maladie sera d’autant plus aisément, et peut-être complaisamment, déclarée « maladie du siècle ». Mieux : la pathologie peut passer, par la grâce de sa représentation obsessionnelle, du statut de maladie mentale transitoire à celui de trouble généralisé et, de là, à celui de symptôme universel. Paradoxalement, une maladie que l’époque juge éminemment sienne semblera, à ses yeux fascinés, s’incarner partout et toujours. L’évolution et la diffusion contemporaines de l’anorexie conduiraient ainsi, via la prolifération et la diversification des écrits, à une généralisation quasi illimitée. « Les sectateurs de l’ana, secrète communauté de l’ano, comptent désormais des représentants dans chaque continent, chaque pays, chaque famille humaine et chaque âge, et bienheureux était le temps où on croyait les avoir repérés au sein des seuls milieux les mieux favorisés des sociétés les plus avancées […] », affirme Jean-Philippe de Tonnac : tout se passe comme si l’anorexie était sous sa plume devenue universelle, et, de l’omniprésence actuelle à l’existence immémoriale, il semble n’y avoir qu’un pas. Ainsi une certaine tendance du discours actuel sur l’anorexie réconcilierait-elle discontinuistes et continuistes au nom des illusions d’une époque qui voit midi à sa porte et de l’anorexie partout.

 

Discours exprets, discours profane

 

          La multiplication des écrits pourrait même fausser la représentation de l’anorexie en en surévaluant jusqu’à l’actuelle transformation. Y a-t-il aujourd’hui davantage d’hommes anorexiques, ou en est-il davantage question ? L’anorexie supposée d’un Michaux ou d’un Kafka n’est pas nouvelle, mais il est nouveau que l’on s’y intéresse à ce point et que l’on s’arme pour ce faire de la notion d’anorexie mentale. Encore a-t-on ici affaire non à une antériorité du trouble sur le diagnostic, mais à la qualification tardive d’un comportement au moyen d’une catégorie qui existait déjà lorsque celui-ci s’est manifesté. Il n’en va pas de même de l’invention, rétrospective ou contemporaine, de phénomènes peut-être incertains ou mineurs. Ainsi de l’existence d’une épidémie d’anorexie mentale (sinon de l’augmentation du nombre de cas) : elle est discutée, mais l’on est sans doute d’autant plus sensible à la propagation de la maladie que l’on voit les textes proliférer à un rythme soutenu.

          Notons que certains des travaux récents sur l’anorexie qui en renouvellent l’approche, et non des moindres, illustrent ce changement de point de vue plus qu’ils ne le thématisent. Dans Devenir anorexique, Muriel Darmon propose « une approche sociologique » de l’anorexie, non pour explorer le contexte social et culturel d’émergence de l’anorexie et de sélection des malades, mais en étudiant la pratique de l’anorexie, une activité dessinant une « carrière » que l’on embrasse, que l’on maintient, que l’on quitte ou non. Cette application critique à l’anorexie des enseignements de l’école de Chicago, extrêmement fine et convaincante, est une réflexion passionnante tant sur la sociologie, son statut scientifique et sa perception que sur l’anorexie. Elle se limite de facto à un sexe (féminin), à un âge (l’adolescence), et au cadre hospitalier dans lequel ont été menés presque tous les entretiens. En s’attachant à la carrière individuelle pour étendre ensuite son propos à l’« espace social de la transformation de soi », l’auteur, qui porte au reste un regard discontinuiste sur l’histoire de la maladie, évite toute généralisation hâtive. D’autres textes, souvent moins inspirés ou plus convenus, sont davantage sensibles à l’omniprésence réelle et littéraire de la maladie, qu’ils ont tôt fait de repérer un peu partout sans conscience critique de leur propre point de vue.

          Les textes, plutôt que d’autres supports : si l’on est enclin à assimiler la représentation de l’anorexie à son écriture, c’est que – fait remarquable – c’est par l’écriture bien plus que par l’image que la maladie est devenue le « sujet du siècle ». Il faudrait nuancer cette affirmation pour les textes en ligne, saturés d’images authentiques, détournées ou truquées d’anonymes sacrifiant aux rites secrets propres aux troubles alimentaires ou de mannequins à la maigreur iconique ; un site s’attache même à exhiber les truquages que les « pro-anas » font subir à des photos de top-modelspour rendre ces dernières plus émaciées, voire squelettiques. Reste qu’aux yeux du grand public, et malgré certains talk-shows ou téléfilms (plutôt américains), la présence écrasante, aveuglante de l’anorexie est d’abord livresque, et non pas visuelle. L’absence quasi totale de l’anorexie au cinéma est frappante, alors que tant d’ouvrages à succès sembleraient susceptibles d’être adaptés à l’écran. Sans doute faut-il prendre en compte les difficultés concrètes de la représentation, celles-là mêmes que rencontre – toutes proportions gardées, et en deçà des obstacles éthiques – la représentation de la Shoah : comment – si tant est que l’on envisage de le faire – montrer des femmes (et des hommes) de trente kilos ? Mais ce n’est sans doute pas tout. Paradoxe supplémentaire s’agissant d’une pathologie dans laquelle l’image – celle du corps – et ses perturbations sont pourtant décisives ? Conséquence logique, au contraire, de l’irréalisme de la perception anorexique du corps, que seul l’écrit peut dire sans la trahir (côté malade) ou rectifier sur son propre terrain d’expression (côté médecin) ?

          Plutôt que l’image, qui ne s’y confronte pas ou peu, c’est en tout cas le langage, le dire, que l’anorexie met à l’épreuve ; et d’abord, justement, l’apparente répartition des discours entre discours expert et discours profane. Lorsque le malade possède généralement, grâce à son origine sociale que les statistiques disent fréquemment supérieure, la maîtrise du discours ; lorsque cette maîtrise est même l’un des symptômes de la maladie et l’une des raisons de la méfiance préalable du corps médical ; lorsque celui-ci est facilement ébranlé, voire manipulé, par une pathologie qui « nous renvoi[e] à quelque chose de très fort en nous », comme le dit une psychologue citée par Muriel Darmon – alors les frontières se brouillent. Un brouillage qui n’est sans doute pas indifférent à la complexification, déjà relevée, du type de textes consacrés à l’anorexie, lesquels ne se réduisent plus à la dichotomie de l’autobiographique et de l’herméneutique, pour reprendre les catégories utilisées par Isabelle Meuret. Car si l’anorexie, en tant que maladie mentale, suppose le face-à-face des experts et des victimes (Ian Hacking), « jamais […] affection mentale n’a été autant l’affaire commune des médecins et des malades », écrit le médecin Thierry Vincent. Dans la réalité comme dans les discours.

 

 

Marianne Groulez



09/03/2012
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