Addicted

Frédéric Yvan « Éditorial », Savoirs et clinique 1/2011 (n° 13), p. 7-10.

Frédéric Yvan « Éditorial », Savoirs et clinique 1/2011 (n° 13), p. 7-10.

 

          Les troubles alimentaires et les addictionsprésentent au moins deux traits communs. Dans les anorexies et les boulimies se manifeste une perturbation de l’oralité : les unes pèchent par l’excès, les autres par la privation de nourriture. Un certain nombre d’addictions passent, elles aussi, par la voie orale et le tube digestif. L’absorption des drogues et l’abus de médicaments ne peuvent-ils être décrits comme “empoisonnements par la bouche” ?

Pourtant, la pulsion orale et ses affections ne suffisent pas à déterminer ces phénomènes. Ni les anorexies, ni les boulimies, ni, en général, les phénomènes d’addictions, ne se réduisent à de simples pathologies de l’oralité. S’y ajoutent en effet les problèmes spécifiques du corps et de son image, de la parole et de son énonciation, ainsi que de la pensée et de ses obsessions – l’anorexique fait des calculs étranges pour compenser toute prise de poids ; le sujet boulimique s’avoue souvent rongé par la culpabilité ; les idées du toxicomane sont parasitées par les difficultés à se procurer la drogue.

 

          Un troisième trait se retrouve dans les troubles de l’alimentation et les addictions : la dépendance. Celle-ci affecte le toxicomane, l’alcoolique ou l’adolescent vissé à sa console de jeu vidéo. Le sujet boulimique ne peut pas se passer de ses repas rituels, solitaires, pantagruéliques ; l’anorexique s’accroche à un autre spéculaire ou à la silhouette idéale d’un modèle qu’il lui faut rejoindre à force d’amaigrissement, et croit pouvoir trouver, grâce à une minceur qui frôle le seuil de la mort ou à un poids magique, sa marque singulière, son inscription de sujet.

D’autres dépendances entrent en jeu : dépendance répulsive à l’égard d’une mère gavant son enfant jusqu’au « manger rien », selon une célèbre formule de Lacan ; dépendance – trompeuse – à l’égard d’un « grand frère », substitut d’un père carent, qui initiera le jeune paumé aux joies de la bouteille ou de la fumette et sera vite remplacé par la figure du dealer. Dépendances qui dans une lumière crue font surgir la rencontre, observée et théorisée dans la psychanalyse, entre une intimité qui remonte aux premiers moments de la vie et la dimension sociale de cette vie – le moment de l’insertion dans la Cité à partir de la puberté.

 

          Notons, néanmoins, l’étrange scission de la dépendance. L’enfant dépend, certes, de l’amour, du désir et des soins de sa mère. Mais celle-ci, en lui offrant sa première « expérience de satisfaction » (Freud) par le simple fait de le nourrir, lui donne accès à une expérience de jouissance qu’il voudra répéter, devenant aussi dépendant de cette expérience que de celle qui la lui a procurée.

Si la dépendance, devenue régressive, ne fournit pas la clef du problème des pathologies en question, beaucoup de sujets souffrant de troubles alimentaires et d’addictions ne parviennent pas à se séparer de l’autre en qui ils croient pouvoir trouver un appui. Leurs comportements symptomatiques ne manquent cependant pas de révéler aussi une part active, voire créative.

 

          La souffrance de la fille, du garçon anorexique pose la question de leur singularité, voire de leur existence même, qu’ils mettent sur le plateau de la balance – c’est le cas de le dire. L’homme comme la femme boulimique mangent trop, non pas dans l’unique visée de se remplir puis, éventuellement, de se vider. Leur oralité est aussi un dire, une adresse désespérée et incessante à un partenaire qui n’a jamais pu les écouter. Le jeune homme qui navigue sur la toile vers des sites interdits n’est pas en quête seulement d’une image pornographique pour ses plaisirs solitaires, mais aussi de l’image que sa curiosité sexuelle infantile ou la scène primitive ne lui ont jamais révélée : celle d’un objet sexuel idéal ou d’un rapport sexuel satisfaisant. Le toxicomane, loin de vouloir seulement s’abrutir, cherche sans doute à fuir la réalité marquée par la castration, mais sa fuite même laisse apparaître en pointillé le projet non abouti d’une réalité alternative.

 

          Ces phénomènes pathologiques sont révélateurs d’une tentative pour trouver une vie plus digne d’être vécue – on réservera une place spéciale à l’alcoolisme qui peut masquer une tragédie mélancolique, trop souvent ignorée de l’entourage. Ils ont donc deux faces : l’une témoigne d’un ratage, l’autre de l’aspect créatif du symptôme. Sans nier la première, la psychanalyse peut suivre la veine de la seconde pour ramener le sujet à ce carrefour de sa vie où il a choisi de combler la perte d’illusions par des toxiques, un vide ou un trop-plein.

Mis au défi en raison de la difficulté particulière à comprendre et à traiter lesaddictions et les comportements alimentaires erratiques, les psychanalystes chercheront, dans ce colloque, de nouveaux chemins. Les y aideront des représentants d’autres disciplines – médecins nutritionnistes, enseignants, juristes, philosophes, artistes, voire des spécialistes de l’humanitaire. Ces journées ne se dérouleront-elles pas à une époque où des populations entières sont poussées à la révolte par la faim ? »

 

          Ce texte, proposé par Franz Kaltenbeck, introduisit le 10e colloque de l’ALEPHautour du thème « De bouche à oreille : psychanalyse des comportementsalimentaires et des addictions », dont ce numéro publie certaines des communications.

 

          C’est l’addiction d’un homme au vol – et plus tard à la drogue – qu’analyse Geneviève Morel : addiction dont la répétition commémore un deuil précoce et qui est, pour ce sujet, plus intense que le sexe ou l’amour. Michael Meyer zum Wischen s’attache également au cas d’un toxicomane qui affirme avoir toujours recherché dans sa vie « le chiffre dur » ; ce psychotique, souffrant de troubles de la pulsion orale, crée un sinthome, « le chiffre dur » de sa parole et de son art. Comme l’expose Brigitte Lemonnier, si Charles Bukowski a toujours affirmé que boire avait pour lui une fonction créatrice indissociable de son travail d’écrivain, c’est que l’alcool lui permettait d’échapper à son état d’« Homme Frigorifié ». Gérard Haddad s’intéresse à l’étiologie de certaines formes graves d’alcoolisme féminin en les reliant à des traumatismes survenus dans leur vie génitale ; notamment à la non-reconnaissance, voire à la destruction, de leur désir de maternité par leur compagnon. Gérard Alloy expose sa pratique de psychiatre en centre hospitalier qui utilise le support d’Internet pour saisir plus justement la représentation du monde des adolescent(e)s anorexiques, et ce qu’ils/elles veulent donner à voir ; les blogs et les sites « pro-ana » apparaissent avoir modifié une partie de la symptomatologie des conduites alimentaires. Sylvie Boudailliez présente les cas de deux jeunes femmes qui illustrent comment – en référence au stade du miroir de Jacques Lacan – l’image du corps peut mener à des conduites alimentaires boulimiques associées à des pulsions meurtrières et suicidaires. Philippe Ryfman s’intéresse à l’action humanitaire, apparue au milieu du XIXe siècle, et à la façon dont elle entre en interaction avec les questions de nutrition – en particulier, la malnutrition infantile et sa prise en charge – depuis les années 1980. À partir de la critique de la psychanalyse effectuée par Gilles Deleuze, Daisuke Fukuda se questionne sur l’œuvre du philosophe et se demande si celui-ci a réussi à créer les concepts nouveaux du corps et de la temporalité déformés par l’ivresse maniaque et sa chute dépressive. C’est que Deleuze, dans son premier article sur la fatigue publié en 1948, parle discrètement de sa clinique, clinique liée à l’alcoolisme dans Logique du sens et Mille plateaux. Le pouvoir souhaite réguler la pulsion orale pour des motifs politiques, affirme Corinne Maier : la bouche serait-elle alors la poursuite de la politique par d’autres moyens ? Pour Franz Kaltenbeck, anorexie et boulimie sont des symptômes qui utilisent l’imaginaire du corps pour suppléer à un décrochage entre le réel et le langage. C’est en ce sens que sont présentés le symptôme de boulimie d’une jeune fille psychotique et l’anorexie survenant chez une jeune femme hystérique.

 

          À ces communications sont associées plusieurs contributions. Sylvette Ego s’intéresse à l’ouvrage du psychiatre et psychanalyste François Perrier, L’alcool au singulier, L’eau-de-feu et la libido, dans lequel il décrit et tente d’analyser son expérience de l’alcoolisme ; cette addiction se vit toujours « au singulier » et apparaît davantage comme une conséquence plutôt que comme une cause d’une souffrance psychique. Nicole Gabriel s’attache à comparer Malaise dans la civilisation de Freud etLa dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer, qui manifeste un pessimisme accru à l’égard de la culture ; l’idée de bonheur n’en est pas moins sauvée par Adorno par le biais de l’utopie. En opposant le rien ironique de la clinique psychanalytique à la positivité du sens normatif de la prise en charge psychiatrique, Antonio Teixeira montre que la psychanalyse, au lieu de prescrire le sens du discours thérapeutique, se vaut de la phrase-prétexte, vide de sens, sur laquelle la parole du patient peut s’embrayer.

 

          À partir de l’entretien mené par Franz Kaltenbeck lors d’une présentation clinique à l’hôpital Lommelet de Saint-André, Bénédicte Vidaillet s’attache à établir la position d’un sujet psychotique analogue à celle du Président Schreber – sous l’emprise d’un père malade, violent, qui opprime, et comment la mélancolie est défavorable à la construction d’un sinthome qui réparerait la défaillance de la psychose. Bénédicte Vidaillet rend également compte de sa lecture de l’ouvrage de Pierre Bruno, Lacan, passeur de Marx, L’invention du symptôme ; ce compte rendu ainsi que celui d’Antoine Verstraet sur le livre de Gérard Haddad, Les femmes et l’alcool, quatre récits d’un psychanalyste, viennent clore ce treizième numéro de Savoirs et clinique.



09/03/2012
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