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L’ anorexique et sa confrontation aux images contemporaines du féminin

 

L’ anorexique et sa confrontation aux images contemporaines du féminin

AuteurVannina Micheli-Rechtman 

Vannina Micheli-Rechtman, psychiatre, responsable de la consultation sur les troubles du comportement alimentaire au Centre médical de Paris de la MGEN, 178 rue de Vaugirard, 75015 Paris, psychanalyste, docteur en Philosophie.

Depuis plusieurs années, nous constatons la simultanéité de deux phénomènes, d’une part l’augmentation du symptôme d’ anorexie à l’adolescence, surtout dans les pays développés, d’autre part la multiplication des images sous toutes leurs formes, prenant ainsi de plus en plus d’importance dans le champ social.

En effet, dans le monde actuel, les images sont de plus en plus présentes et l’importance de leur impact tient sans doute au fait que les relations que nous entretenons avec elles sont révélatrices des modalités par lesquelles un sujet appréhende sa manière d’être en relation avec le monde extérieur. Cet aspect de notre modernité est particulièrement actualisé à l’adolescence, période au cours de laquelle les images sous toutes leurs dimensions occupent une place centrale, qu’elles soient visuelles, télévisuelles ou images d’écrans – ordinateur via Internet ou jeux vidéo, téléphone portable où s’échangent non seulement des courts textes mais aussi des images ou des photographies.

La question serait donc de savoir comment relier ces deux phénomènes et quelles sont leurs interactions réciproques.

L'anorexie à l'adolescence ou l'émergence de la féminitié.

4Il me semble que l’ anorexie à l’adolescence, dans sa structure clinique la plus fréquente, est une des manifestations contemporaines de l’hystérie (Micheli-Rechtman, 2002a), même si l’on peut rencontrer aussi d’autres formes cliniques, par exemple, obsessionnelles ou phobiques, voire psychotiques. Les anorexiques , lesquelles comme nous le savons sont essentiellement des femmes, même s’il existe quelques rares cas masculins, nous révèlent que nous vivons dans un monde qui pousse à la totalité, c’est-à-dire au Un.

C’est un symptôme de l’hystérie d’aujourd’hui en ce sens que l’ anorexique ferme le circuit du besoin, en venant nous dire qu’il se peut que l’on meure de faim pour ne pas mourir au sens du désir. L’ anorexique veut « rien », nous pourrions dire du « rien », dans un univers où tout le monde veut tout, du « tout ». Elle nous rappelle alors une évidence, celle de la dialectique subtile entre l’être et l’avoir, et signifie le manque face à un monde qui pousse à la totalité, autrement dit au Un.

Pour certains cliniciens, la configuration familiale de ces adolescentes présenterait des caractéristiques communes autorisant une certaine « typologie » des parents d’ anorexiques . La mère est le plus souvent décrite comme froide, rationnelle et dominatrice, détentrice du pouvoir dans la famille, néanmoins dévouée, mais anxieuse. Le père est un homme perçu comme un être passif, gentil, plus ou moins absent. Les interactions familiales sont généralement sans tension, dans la mesure où, précisément, elles ne doivent pas se manifester. L’enfant, future adolescente, est une petite fille sage, obéissante, désireuse de plaire à ses parents, acceptant de répondre sans cesse aux aspirations des uns et des autres.

Il s’agirait donc d’une vie familiale sans « désordre » apparent puisque tous les conflits y sont fortement réprimés. Ce type phénoménologique de configuration familiale est effectivement assez fréquent, mais il ne saurait pour autant réduire toute la complexité du phénomène.

Ce qui apparaît fondamental dans ce symptôme, et porteur de réflexions qui dépassent le cadre de la psychopathologie, relève d’une confrontation essentielle entre l’adolescente et l’émergence de sa féminité dans son corps et dans ses représentations, et plus particulièrement dans les images du féminin. En effet, cette petite fille sage devenue adolescente, confrontée à l’énigme de sa féminité naissante, se trouve dans une impasse. Sa parole et son désir ne peuvent pas s’exprimer dans cet univers feutré. Son corps va alors lui servir d’intermédiaire exclusif pour manifester sa parole dans une articulation autour du « rien ». Puisque ce qu’elle ne peut pas dire de son désir, elle croit le comprendre comme une demande qu’on lui adresse de ne rien vouloir pour elle-même, alors elle se soumettra une fois de plus à cette demande et reprendra à son propre compte le « je ne veux rien ». Cependant, elle introduit à son insu une subtile subversion de cet énoncé en transformant l’absence de désir qui lui est supposé en un désir de « rien ». « Je veux … “rien” » devient la formule canonique qui exprime inconsciemment son désir, mais d’une façon suffisamment maquillée pour qu’il prenne la forme d’un renoncement au désir. La privation de nourriture, symptôme principal de l’ anorexie , répond étroitement à cette contrainte et signifie littéralement « je veux rien manger ». L’amaigrissement qui en découle et l’aménorrhée qui l’accompagne inscrivent cette demande du rien dans le corps propre de l’adolescente dont les transformations progressives trahissent le succès du montage inconscient.

Cette première symptomatologie s’accompagne généralement d’autres manifestations corporelles, et en particulier d’une hyperactivité caractéristique. Pour cette adolescente, il faut toujours s’activer, ne jamais s’asseoir, pousser le plus loin possible les limites du corps ; ainsi, la fatigue ne doit plus compter jusqu’à ce que le corps n’existe plus, au seul profit de l’esprit, progressivement investi de toute signification. Il est frappant de constater à quel point les anorexiques sont souvent des jeunes filles intelligentes qui surinvestissent la dimension intellectuelle aux dépens des préoccupations corporelles. L’alimentation comme la sexualité sont reléguées au second plan et sont souvent dénoncées pour leur « vulgarité » ou leur « humiliante banalité ».

L'anorexie à l'adolescence ou la question de la représentation du corps et des images

Ce symptôme paraît donc aujourd’hui en constante augmentation à l’adolescence dans les sociétés contemporaines industrialisées dites développées. Plusieurs interprétations peuvent être avancées pour expliquer cette croissance. Mais, qu’il s’agisse d’explications épidémiologiques affirmant l’augmentation constante du trouble, ou d’études plus relativistes considérant que le phénomène est en fait plus constant qu’il n’y paraît, mais que son dépistage s’est grandement amélioré au point de donner l’impression d’une augmentation de prévalence, l’essentiel me semble résider dans le parallèle entre le développement de ce symptôme et l’extraordinaire importance du thème du corps et de ses images dans le discours contemporain.

Le corps contemporain est appelé à incarner un corps idéal, devenant un instrument auquel on demande des performances et un objet que l’on façonne, que l’on habille, tant côté homme que côté femme. De ce point de vue, les marques du féminin et du masculin se déplacent et tendent à s’atténuer – la mode « unisexe » en est un des exemples représentatifs. De plus, nous constatons le fait que, dans le même temps, si le corps de la femme est appelé à se « muscler », celui de l’homme tend à s’« esthétiser ». Cela nous renvoie à ce que souligne à juste titre Lipovetsky (1987, p. 151) sur la question du look qui représente la partie théâtralisée du « néo-narcissisme », allergique aux impératifs standardisés et aux règles homogènes.

Mais il n’en demeure pas moins que le paradigme de ce corps « choyé », de ce corps « objet de consommation », reste le corps de la femme. Ainsi, en réponse à cette construction sociale d’un corps féminin qui ne lui appartient plus complètement, l’adolescente peut produire un symptôme comme l’ anorexie , dont la caractéristique s’exhibe sur le corps et fonctionne comme le miroir déformé des attentes sociales.




Notre société multiplie les images, comme elle multiplie les objets à l’infini, puisqu’elle est dite de « consommation ». Mais il faut alors différencier plusieurs types d’images. En effet, il n’y a pas d’image en soi, comme le précise Régis Debray (1992, p. 29), car même si les images ont barre sur nous, si par nature elles sont en puissance de quelque chose d’autre qu’une simple perception, leur prestige, leur aura et leur pouvoir changent avec le temps. C’est aussi la question de l’objet qui se pose, car ce dernier aujourd’hui doit être visible, comme s’il existait une contrainte à voir, à se faire voir, et une nouvelle exigence serait de « faire voir » puisque tout ce qui n’est pas vu n’existe pas. Le culte de l’apparence, la fascination de la transparence ou la passion de la révélation s’opposent ainsi à l’intérêt pour le caché, l’implicite ou le non-dit.

Il est frappant de constater à quel point les anorexiques montrent leur maigreur, souvent même elles l’exhibent au point de déclencher l’effroi ou la frayeur, en évoquant parfois des images de malades en stade terminal ou des camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Ce point nous amène à aborder la question de l’image du féminin et de ses représentations aujourd’hui et en particulier, pour les anorexiques , les liens avec les images photographiques et de mode.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'adolescente anorexique confrontée aux images de la mode: La question du regard


 

 

 

 

 

 

 

Construite à partir de représentations évoluant au cours de l’histoire, l’image de la féminité trouve en effet une expression particulièrement saisissante dans la photographie. Cette image se modifie au fil du temps, mais la variabilité de cette figure n’est pas qu’un simple produit de l’histoire, ou du contexte social et culturel du moment. Effet de mode, sans doute, mais une mode dont on peut retracer, derrière les évolutions et les mutations qui semblent contraindre les corps à se plier à sa seule contingence, des permanences, lesquelles précisément échappent à la mode et à ses processus comme elles échappent également à ses supports ou à ses destinataires. Car une femme qui vient à être représentée, en servant de modèle, celle qui offre son corps, sa silhouette et ses émotions n’est finalement là que pour mieux disparaître, s’évanouir au profit de cette autre chose à définir qui dépasserait toutes les possibilités d’évolution du corps.

Vouée à perdre sa valeur emblématique dès que l’usage collectif voudra que le modèle ne corresponde plus aux attentes du moment, l’image typique de la féminité, un temps incarnée dans ce modèle, cèdera sa place à une nouvelle figure censée de nouveau la saisir dans sa totalité.

Cette fixation de l’image du féminin ne parvient donc pas à saisir la complétude de la féminité. Les corps qui s’y succèdent indéfiniment traduisent cet impossible mais ils laissent également percevoir que, derrière l’éphémère, une permanence subsiste, celle-là même qui s’incarnera de nouveau incomplètement.

Il me semble que Freud, puis Lacan, en élaborant sur le regard d’une manière novatrice, peuvent nous aider à saisir les méandres de nos images contemporaines. En effet, la psychanalyse rompt avec la tradition philosophique qui ne distingue pas le regard de la vision. Le regard pour la philosophie est une qualité du sujet qui peut être un attribut visuel ou une faculté noétique. En revanche, le regard pour la psychanalyse est non plus l’apanage du sujet de la conscience et de la connaissance, mais un objet pulsionnel, et pour Lacan, il a une consistance logique, en étant bien l’objet spécifique de la pulsion scopique dégagée par Freud. Ainsi, le sujet est affecté par le regard en tant qu’objet. Que le regard soit pulsionnel est donc la découverte de la psychanalyse, le séparant dès lors de la vision.

Lorsque Freud évoque cette dimension de l’Unheimlich, traduit par l’« inquiétante étrangeté », il rend compte d’une inquiétante et étrange familiarité de l’image, en soulignant qu’« un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique » (1990, p. 251). Grâce au thème d’Hoffmann, l’homme de sable (Der Sandmann), Freud se réfère à l’angoisse de cette répétition de l’identique et à ses effets de mise en abyme qui en découlent. Ce conte met en scène une prévalence du spéculaire à travers des jeux d’optique et sa fascination trouve sa résolution dans la chute proprement dite sous la forme d’un acte mortel. La réponse par le thème de la cécité et de l’aveuglement est abordée par Freud du point de vue de la castration, renvoyant ainsi au mythe d’Œdipe.

Par la suite, Lacan, en soulignant que le sujet n’accède à son propre désir qu’à se substituer toujours plus à l’un de ses propres doubles, révèle l’existence d’une trace de ce qu’un sujet, au cours de cette accession, peut parfois s’identifier à l’objet qui cause son désir et ne pas avoir d’autre issue que la disparition, pris dans une sorte d’alternative entre lui et l’autre. En effet, afin que le sujet ne s’engouffre pas dans une béance mortifère, représentée par celle du narcissisme primaire selon Freud, que Lacan reprendra dans son « Stade du miroir », il semble indispensable que le sujet puisse inclure et intégrer ce qui le regarde, c’est-à-dire un objet qui cause le regard dans les jeux du signifiant.

En abordant la question de l’objet avec le regard comme paradigme, Lacan construit ainsi une topologie, en partant du discours de la science sur la perspective, dans laquelle le psychanalyste doit trouver sa place, s’éloignant de l’idée d’une métaphore du sujet ou d’un double idéalisé. Se situer ainsi serait pour Lacan aller chercher les fondements de sa position, non pas dans un quelconque effet de signification, mais dans ce qui résulte de la combinatoire elle-même. L’objet qui le cause lui-même comme désirant est supposé alors chu de la chaîne signifiante qui structure son discours.

La chaîne signifiante qui divise le sujet procède donc de la structure visuelle et de l’imaginaire. Dans l’expérience du bouquet, Lacan nous permet de visualiser que le sujet naît d’une place tierce entre le moi et son image. Lorsque l’enfant fait l’expérience de son unité dans ce miroir, il se tourne généralement vers sa mère afin d’obtenir une reconnaissance, en se constituant donc comme sujet, à partir d’un regard. Mais, à partir de cette demande, il se confronte à la fois au désir de l’Autre et au signifiant qui va le diviser, lui comme sujet, d’avec cet Autre, par le trait du signifiant qui va marquer l’Autre, du manque.

Il est également question du regard dans le séminaire Encore (1975, p. 49), lorsque Lacan se réfère à Aristote dans L’éthique à Nicomaque, pour lequel le plaisir est situé au plus pur dans l’action de voir. La psychanalyse avec Freud nous montrera la modification au cœur du principe de plaisir comme ce qui vient faire fuite devant l’excitation, aboutissant ainsi plutôt à fermer les yeux qu’à les ouvrir. Si tout art et toute recherche tendent pour Aristote vers quelque bien, en toute circonstance, Lacan va plutôt tirer ce bien vers la satisfaction et vers le défaut dans la jouissance.

Dans notre modernité, il s’agit donc de tenter d’appréhender ce regard que les adolescentes anorexiques portent sur leur corps qui témoigne également du regard porté par le social sur les représentations du corps aujourd’hui.

Ainsi, il apparaît que l’ anorexie ne peut se résumer, du point de vue clinique, à un simple alignement d’items, car ce symptôme présente la particularité d’avoir une histoire qui dépasse le cadre proprement clinique, en mettant en scène une forte composante sociale ou culturelle dans laquelle la question des images du corps occupe une place centrale. Mais si le corps peut être l’objet d’un surinvestissement, du côté d’un amour éperdu, cela s’accompagne nécessairement de son corollaire – la haine – qui peut aller jusqu’à le faire disparaître.

 

 

 

 



09/03/2012
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