Addicted

La figure de l’anorexique dans l’adolescence

La figure de l’anorexique dans l’adolescence

 

          Déjà dans les fresques égyptiennes et dans la statuaire grecque, la beauté des corps juvéniles sveltes est magnifiée comme elle le sera avec l’essor des compétitions sportives. Avec la publicité, dans la sociétédu spectacle, la séduction des images (anagramme de magie) et l’image de la séduction ont pris une extension qui nourrit la société et se nourrit de la mode. Elle va dans le même sens que le culte du corps jeune et beau dans lequel Freud voyait la figure du narcissisme intact.

          À propos des méthodes pour obtenir le bonheur, il a écrit : « Malheureusement la psychanalyse a d’ailleurs moins que rien à dire sur la beauté. Un seul point semble assuré : c’est que la beauté dérive du domaine de la sensibilité sexuelle ; ce serait un modèle exemplaire d’une motion inhibée quant au but ; la “ beauté ” et “ l’attrait ” sont originellement des propriétés de l’objet sexuel. Il est remarquable que les organes génitaux eux-mêmes, dont la vue a toujours un effet excitant, ne sont presque jamais jugés beaux, en revanche un caractère de beauté semble attaché à certains signes distinctifs sexués secondaires »[1]Freud, 1930, p. 270. ...

          Cependant, la beauté peut être différente et même opposée à la puissance attractive qui met en jeu le désir et les fantasmes. Elle impressionne et met à distance comme si son statut visuel d’icône était la garantie de sa permanence, donc de sa transcendance comme objet d’admiration. Le beau et le désirable se confondent ou se différencient sur le critère de la désexualisation, de la sublimation. Le sublime d’un côté, de l’autre l’attraction de la beauté charnelle, des appâts. Mais il y a aussi l’attraction du laid et l’on a parlé de l’esthétique de la laideur et du pouvoir de l’horreur (Kristeva, 1980). Le stéréotype de beauté féminine est tributaire des modes et aussi de l’Art qui en donne des figurations contrastées. L’évolution de l’Art moderne à l’Art contemporain illustre la place accrue de la destructivité, de la régression au prégénital (Gagnebin, 1994), voire à l’inhumain, à l’irreprésentable et la bascule de la fascination à l’horreur, de l’esthétique de la sveltesse au pathétique du squelette. Après Auschwitz, les famines du Quart Monde, les terrorismes et les tortures, la figure émaciée de l’anorexique cachectique est une figure pathétique de la mort dans la vie, mais pourquoi, pour qui, contre quoi, contre qui ?

La maigreur du corps souffrant est opposée aux images de la femme épanouie dans la peinture classique et impressionniste, mais aussi à la fétichisation contemporaine du corps érotique féminin. Au quatrième étage du musée du Belvédère à Vienne, on peut voir d’un côté les tableaux de Egon Schiele, l’anti-Rubens, et de l’autre côté ceux de Klimt. Dès l’adolescence, E. Schiele a été remarqué et souvent encouragé par Klimt alors même que leur conception de la beauté est inverse : d’un côté la souffrance, de l’autre la volupté et la jouissance. Né dans la misère, E. Schiele perd son père de la syphilis à quatorze ans. À dix-huit ans, en 1909, il est un étudiant en révolte contre le conformisme et un contestataire insolent des professeurs de l’Académie de Vienne. Il adopte avec vigueur et outrance la peinture réaliste et expressionniste de la volupté et du désespoir. Le scandale lui vaut, dans l’incertitude de la suite pénale, 24 jours de prison pour dessins pornographiques : on parle de « peinture pathologique ». Le tragique de l’adolescence trouve avec lui une expression picturale saisissante qui n’est pas sans rapport avec son expression littéraire dans « Le bateau ivre » ou « Une saison en enfer » d’Arthur Rimbaud.

 

          Actuellement, la valorisation sociale de la silhouette éthique, comme celle des mannequins, entre-t-elle en ligne de compte dans le déterminisme de l’anorexiementale de l’adolescence ? Telle est la question souvent posée qui demande une réponse nuancée.

Le point du vue culturel

          Les multiples interprétations de l’anorexie mentale par tel ou tel aspect de l’évolution des mœurs et des modèles véhiculés par la culture dominante montrent avec quelle facilité elle est utilisée comme support de projection des psychologies culturalistes. L’anorexique donne figuration et illustration paradoxales à la culture de la consommation. Mais elle provoque une fascination qui va bien au-delà. Dans les médias contemporains dont l’influence est croissante, la place prise par les mannequins et les top models aux dépens des actrices et des stars, laisse voir une évolution vers une sorte d’esthétique de la maigreur aux confins de l’horreur. L’opinion s’est alarmée de l’incidence sur les adolescentes de l’image largement diffusée de Kate Moss, le mannequin anglais anorexique dont la maigreur est provocante (d’où l’idée non moins provocante d’un photographe d’offrir juxtaposées l’image du mannequin habillé et son image nue : la désillusion est expérimentale !). La magie des médias fait de l’anorexiqueune figure ouverte à de multiples significations qui, par comparaison avec celles de l’obésité, appelle une analyse sémiotique.

         

          Dans la haute couture française, pour valoriser l’habillement, le « minimalisme » des « femmes brindilles » va dans le même sens : grandes, osseuses, aux formes à peine ébauchées, leur image condense haute taille, légèreté et fragilité, en rupture avec les images autrefois valorisées de la beauté féminine. On peut en rapprocher la danse expressive de Pina Bausch.

Les émissions de télévision font souvent place aux jeunes filles anorexiques pour en faire un spectacle dans les règles d’un formatage stéréotypé. Des cas extrêmes ou au contraire à la limite de la normalité sont exposés et interrogés. Dans le contenu manifeste, la centration exclusive sur le comportement alimentaire, sur les dangers de l’amaigrissement et sur l’incompréhension tragique des parents permet de passer régulièrement à côté du problème. Le comble du déni de la dimension psychologique et psychopathologique est atteint quand un professeur de pédopsychiatrie médiatique explique que c’est une maladie de cause organique encore inconnue et montre comment il se livre à la suggestion directe pour obtenir que la jeune fille mange malgré elle. Les psychiatres comportementalistes admettent plus facilement les limites de leurs méthodes et leurs échecs. Et pourtant, à la télévision, certaines anorexiques parlent de la conscience de leurs problèmes psychologiques et de l’importance de leur psychothérapie ou de leur psychanalyse pour comprendre ce qui se passe en elles et pour sortir du profond désarroi qu’elles vivent. Elles ne sont pas entendues. Il est vrai que les formes graves sont les plus spectaculaires et que l’hospitalisation et les thérapies comportementales sont parfois, au moins initialement, les seules possibles. En réalité, au moins au début, le déni de la réalité psychique et de la causalité psychique partagé par la jeune fille et sa famille fait partie de la maladie. Il exempte l’entourage de toute responsabilité en incriminant le cerveau ou les influences extérieures : il faut une cause organique ou culturelle et qu’elle soit reconnue publiquement.

 

          Les troubles alimentaires ont ainsi été interprétés dans l’optique des féminismes américains comme expression du malaise féminin dans la culture. À vrai dire, la multiplicité des interprétations en montre bien la fragilité. Il est clair que, gage de valeur opposé à la vulgarité de l’obésité, la minceur et la légèreté condensent des valeurs dominantes dans les pays riches, comme force dans la fragilité, supériorité dans la triple dimension confondue de la sensation, de l’esthétique et de la morale, et comme distinction (Bourdieu, 1979). Il faut ajouter que la puberté détermine chez les filles, outre le développement très rapide des formes corporelles, celui des tissus adipeux, et chez les garçons celui des muscles : la connotation culturelle est inverse. La crainte de grossir est souvent dans les deux sexes celle de la féminisation du corps, mais les rares garçons anorexiques sont rassurés par la maigreur musclée, alors qu’elle n’est jamais suffisante chez les filles anorexiques.

 

          Mais il y a plus, car l’anorexique mêle des significations contradictoires : l’ascétisme et la mortification, la rébellion et la vengeance, la quête de spiritualité et de transcendance. Les Saintes italiennes du XIVe siècle, étudiées par R. M. Bell (1994), n’étaient-elles pas des anorexiques sauvées dans tous les sens du terme ? Sainte Catherine de Sienne, qui a eu un rôle social considérable, avait bien des comportements qui sont pour nous autant de signes d’anorexie mentale. Son histoire familiale et personnelle dramatique rend compréhensibles certains aspects. Peut-on en conclure que l’idéal socialement valorisé de la minceur a pris la place tenue autrefois par la sainteté ? La restriction alimentaire prendrait sens en référence à un ensemble culturel qui la déterminerait comme il détermine la figure de la sorcière, de l’héroïne, de la Sainte, vierge et martyre (la figure christique de Jeanne d’Arc, morte à dix-neuf ans). À partir du XIIIe siècle chrétien, l’adoration de l’humanité souffrante du Christ et « la présence réelle » ont joué un grand rôle dans la valorisation mystique des stigmates et du jeûne. Quoi qu’il en soit, il est difficile de mettre sur le même plan le rayonnement, l’épanouissement, l’influence sociale, la passion religieuse dans la relation à Dieu, au prêtre, à l’Eucharistie et à l’Église comme corps mystique du Christ, par exemple d’une Catherine de Sienne, et la marginalité souffrante des anorexiques contemporaines. Cependant, certains cas rares et atypiques pourraient justifier le rapprochement, tel, peut-être, celui de Simone Weil, l’auteur de « la Pesanteur et la Grâce ». Comme il est clair qu’il s’agit davantage d’héroïsme social et de quête mystique que de recherche de la minceur et de hantise de l’obésité, on peut supposer que pour elle l’idéal du moi individuel a pu être déplacé sur un idéal collectif hautement valorisé, et ainsi transcendé. N’en demeure pas moins ouverte la question des rapports entre la jouissance féminine et la souffrance que celle-ci soit inscrite ou non dans l’identification au Crucifié et à la Passion.

 

          Chez les anorexiques contemporaines, la quête mystique et religieuse reste généralement de l’ordre d’une velléité, encore que l’intérêt pour l’Extrême-Orient, pour le bouddhisme, pour le zen, pour le yoga, semble se développer depuis quelques années, mais plutôt comme recherche du calme et de la maîtrise du corps et de soi tout seul. Certaines pratiques ordonnées à des valeurs morales et religieuses ont perdu leur fonction de référence. L’anorexique témoigne-t-elle de leur persistance souterraine par des émergences sporadiques stigmatisées à tort comme pathologie ? Elle incarnerait à sa manière les valeurs perdues de la virginité, notamment de la virginité consacrée et celles anti-pulsionnelles universelles du jeûne religieux.

 

          Quoi qu’il en soit, il est évident que la restriction alimentaire en vue de la minceur est devenue un modèle de comportement promu par la culture dominante et que renforcent la publicité et les médias. Ce modèle serait facilement adopté par des personnes en souffrance psychique, notamment par des adolescentes en quête d’identité et sa valorisation par le milieu social proche lui donne longtemps légitimité occultant les troubles psychologiques qui, quand il s’agit d’anorexie mentale proprement dite, conduisent à des états dramatiques de cachexie. En tant que maladie psychosomatique, l’anorexie mentale doit être différenciée des restrictions alimentaires banales. Les meilleurs critères cliniques sont l’absence d’inquiétude au sujet de l’amaigrissement même grave, le syndrome neuroendocrinien typique avec arrêt de la croissance et aménorrhée, et aussi, très généralement, un profil psychologique particulier depuis l’enfance par excès de normalité apparente et de conformité aux désirs des parents et des maîtres, induisant une grande incertitude sur soi et ses désirs propres quand des choix sont à faire.

 

         Les interprétations en référence à la culture trouvent leur limite dans un fait hautement démonstratif : la description clinique précise qui reste entièrement valable de l’anorexie mentale faite par C. Lasègue en 1873, alors que l’embonpoint féminin était socialement valorisé. Il a pris en compte l’implication du milieu familial et décrit les effets du déni, du refus, dans l’optimisme exalté de la première phase avant que le désarroi ne se laisse voir. En fait, plus qu’un idéal à conquérir, il s’agit d’un refus du corps féminin devenu, comme la mère, insupportable et susceptible de grossir sans limites : une esthétique et une éthique du refus, ne pas vouloir être ce que son corps et ses parents veulent qu’elle soit, refus de la soumission conformiste antérieure aux désirs des parents et des maîtres, refus de se laisser aller et d’être, comme d’autres adolescentes, grisées par leur pouvoir de séduction qui les fait objets du désir des hommes. Mais, l’inverse de l’hystérie dans l’anti-séduction peut être une séduction au second degré. C’est d’abord l’inversion des valeurs comme supériorité, un défi (le défi à soi-même comme motivation prédominante), un déni au service de la transgression des normes et des usages en rupture avec le faux-self antérieur et extérieur de conformisme, celui d’une période de latence trop bien réussie et indépassable. Le refus des formes et des sensations du corps et de la mère s’exprime hors langage dans une affirmation de soi, une volonté de puissance et d’autodétermination. La mortification du corps est perçue comme ultime sauvegarde de l’âme, du sentiment de soi et de valeur de soi : le négatif de la mystique féminine. Dans le même sens, j’ai décrit, dès 1975, l’idéal anorexiquecomme à la fois éthique, esthétique et esthésique.

Il peut s’agir pour l’adolescente anorexique de la quête d’un idéal en extériorité, en rupture avec son passé, son histoire, ses problèmes, ses parents, pour trouver une identité d’emprunt : être anorexique et par là trouver une identité clairement différenciatrice des autres, et, à un autre niveau, une toute-puissance phallique exhibée en toute innocence apparente. Le point de vue socioculturel s’est récemment enrichi de nombreuses données, historiques, épidémiologiques et des résultats d’enquêtes par traitement statistique des réponses à des questionnaires dans des échantillons assez larges pour être significatifs. Leur interprétation conduit à la notion de « population à risques » pour les troubles du comportement alimentaire, comme celle des danseuses ou des mannequins. Cette notion de population à risques est exemplaire du glissement subreptice des raisonnements qui passent de la description à l’explication. La jeune fille est supposée courir plus de risques de devenir anorexique parce qu’elle est mannequin ou danseuse. Ce point de vue sociogénique élimine la question de savoir si lesanorexiques, plus que les autres, ne seraient pas portées à devenir mannequin ou danseuse, ce qui est évident du point de vue clinique, même si peu d’entre elles y parviennent (les responsables avertis évitent de prendre des risques). Ainsi s’explique que les enquêtes par questionnaires donnent 6 à 7% d’anorexiques dans ces populations dites à risques : le risque, ici notion purement statistique, tend à devenir insidieusement d’ordre causal univoque. Concept quantitatif, il correspond à ce que le point de vue qualitatif de la clinique désigne comme « vulnérabilité », laquelle reste à expliquer.

 

          Le point de vue quantitatif fondé sur le traitement statistique des réponses à des questionnaires ne peut être que général, extérieur, superficiel, dépendant des stéréotypes culturels, des discours de la culture ambiante, des influences. Les différences objectivées entre types de populations ou à des temps différents de la même population (par exemple dix ans plus tard dans la même université) donnent à penser, mais elles ne peuvent avoir directement valeur explicative sauf à s’en tenir à une sociogenèse simpliste. Le danger est de faire entrer les chiffres, considérés comme des données objectives, dans des systèmes d’interprétation a priori.

 

           Dans les cas mineurs ou aux limites de la normalité, la problématique adolescente de l’élaboration d’un idéal du moi personnel et non plus dans la dépendance infantile aux parents, est le lieu d’articulation nécessaire de la dimension socioculturelle et intrapsychique. Il est de fait que l’idéal contemporain culturellement induit chez les adolescents n’est pas celui de l’accomplissement de soi mais plutôt celui du dépassement de soi, de la performance jusqu’à la défonce. L’essor international du sport institutionnalisé, né au XIXe siècle, magnifie rivalité et performance, et illustre la pression sociale et publicitaire pour le dopage. L’esthétique est intrinsèquement liée à l’éthique. D’où les nouvelles figures qui prennent le contre-pied par clivage manichéen : le « gothik » (en 1980, la « salsa du démon »), le folklore démoniaque et l’imagerie sacrificielle. Le chanteur Marylin Manson est devenu une des « idoles des jeunes » par l’exhibition de sa violence, de son autodestructivité : les modifications chirurgicales de son visage, ses scarifications publiques. Au-delà de l’anorexie, beaucoup d’adolescentes sont portées à la pratique des scarifications, des écorchures, des brûlures, en un mot des automutilations. Elles sont dissimulées contrairement au piercing qui est exhibé (aux États-Unis, la moitié des adolescentes qui se font des scarifications serait aussi anorexique et/ou boulimique).

Ces dernières dimensions conduisent à interroger l’expérience subjective privée et les données de la clinique psychanalytique.

L'expérience subjective et la clinique

          À l’adolescence, surtout féminine, la beauté est souvent perçue comme le moyen exclusif d’être aimée, admirée, reconnue. Le corps, plus qu’un moyen d’action comme pour le garçon, est d’abord un objet. Il peut être contrôlé et modifié (l’habillement, le maquillage, l’amaigrissement, la chirurgie esthétique). Non sans misogynie, Freud a écrit : « Il s’installe, en particulier dans le cas d’un développement vers la beauté, un état où la femme se suffit à elle-même, ce qui la dédommage de la liberté de choix d’objet que lui conteste la société »[2]Freud, 1914, p. 94. ...

 

          Le choix d’objet narcissique serait typiquement féminin par rapport au choix d’objet par étayage, mais l’étayage primitif dans le lien à la mère originaire a retrouvé plus tard toute sa place dans la théorie freudienne avec la notion de période préœdipienne (1931).

Sur ce plan, la société et les modèles culturels ont beaucoup changé depuis 1914 et le narcissisme féminin à l’adolescence a pris d’autres dimensions dont celle de la fétichisation du corps plus ou moins dénudé, exhibé et voulu parfait. D’où la griserie de beaucoup d’adolescentes de découvrir et de jouir de leur beauté et de leur pouvoir de séduction ou, plus souvent, de souffrir de leur insuffisance par rapport à d’autres, et de l’injustice fondamentale de la distribution de ces qualités. C’est que la passion scopique que cultive la société du spectacle valorise d’abord la beauté, gage de pouvoir et de supériorité, celle de la « girl-phallus ». À quoi semble s’opposer radicalement la volonté de l’anorexique de sortir du jeu, d’échapper aux désirs et aux rivalités : le refus crée le creux que remplit secondairement l’idéal de contrôle et de pouvoir absolu, parfois au sein même du narcissisme autodestructeur. Mais elle n’est pas indifférente au regard de autres, et à l’effet produit, notamment sur les parents. Le maquillage renforce parfois, pour le destinataire implicite qui n’est pas toujours l’interlocuteur actuel dans la réalité, l’exhibition de la maigreur en même temps niée et cachée.

 

          Si le fétiche ou la fétichisation du corps ou de telle ou telle de ses parties est classiquement interprété en référence au complexe de castration et, corrélativement, à la phase phallique du développement libidinal décrit par Freud comme commune aux deux sexes, depuis les années cinquante de nouvelles perspectives sont apparues en psychanalyse. La prise en considération des étapes précoces et des effets des attitudes parentales dans la structuration du sentiment de soi et de continuité de soi, a conduit à décrire les aménagements pervers à type de fétichisme comme solution à des problématiques narcissiques graves et à des désorganisations de type psychotique. De nouveaux espaces ont été ouverts à la théorisation sous l’angle de la régression, du narcissisme, de l’analité (B. Grunberger, J. Chasseguet-Smirgel), des précurseurs de la castration. L’investissement de l’image du corps qui définit le narcissisme au sens strict a pu être compris en référence aux relations mère-enfant précoces dans la pluralité des modèles des opérations psychiques auxquelles elles donnent lieu après-coup.

 

          Dans l’anorexie mentale, l’idéal de beauté morale est opposé à la beauté physique liée à la sexualité génitale et à l’Œdipe : l’opération de désexualisation fait de l’expression de soi par un aspect physique décharné le but sublime des comportements ascétiques et négativistes. Le retrait narcissique est quête d’invulnérabilité et de supériorité. Le déni de la maigreur témoigne d’un aménagement que l’on a pu rapprocher des aménagements pervers des problématiques narcissiques archaïques, et c’est bien la régression mélancolique, du fait du deuil impossible de la relation primaire à la mère, qui caractérise le mieux le processus. La contre-identification secondaire à la mère donne d’autant plus de présence aux identifications primaires dans une dimension régressive que E. Kestemberg disait vertigineuse. La hantise de la prise de poids n’est pas tant en rapport avec un fantasme de grossesse qu’avec la peur de la grossesse potentielle perçue comme une manière de plus d’être assujettie et soumise au corps et à ses besoins ressentis comme déterminés par l’emprise maternelle. D’où la compulsion au refus de l’attraction exercée par les aliments, par les objets, et à la purification de l’intérieur du corps.

 

          En analyse, dès lors que l’identification narcissique inconsciente à la mère qui tend à priver le sujet de lui-même n’entrave plus autant les mouvements transférentiels, le thème de l’emprise maternelle défensivement localisé dans le corps, se révèle constituer le versant négatif du désir régressif du contact corporel, d’être portée et nourrie par la mère dans les différentes dimensions d’un holding réparateur et d’une fusion régressive qui est à l’origine des angoisses d’engloutissement.

 

          Le désir dénié de dépendance affective régressive trouve souvent issue dans la dépendance addictive de la boulimie et parfois de la toxicomanie. Dans certains cas, les effets heureux, parfois leurrant, des hospitalisations permettent une forme de réalisation d’une régression réparatrice qui rétablit les potentialités objectales. À défaut d’issue en ce sens, la régression mélancolique et la rigidité des positions narcissiques donnent à l’idéal du moi un pouvoir qui va jusqu’à impliquer l’autodestruction. Le désir et la peur de la mort restent longtemps inconscients et tendent à s’épuiser et à perdre leur signification dans l’expression symptomatique qui a pour effet de les mettre à la charge des témoins et d’abord de l’entourage familial – et thérapeutique.

 

          Le passage des sensations corporelles externes et internes à la création, parfois rageuse, de formes artistiques qui peuvent être vues, touchées et manipulées rend possible la symbolisation primaire qui, en psychothérapie, peut ensuite donner lieu à expression verbale et devenir analysables à la faveur de la rêverie qu’elle alimente et parfois des rêves qu’elle induit. J’ai donné, en 1995, des exemples illustratifs des transformations psychiques obtenues par le travail psychanalytique alimenté par des productions artistiques d’initiative personnelle, notamment, dans le cas de Laure, en référence à la théorie du Moi-peau selon D. Anzieu.

 

          J. Guillaumin a décrit les fonctions de l’expérience esthétique et la constitution des « conteneurs esthétiques » dans le jeu des appuis de l’appareil psychique en défaut d’étayage sur les doubles (alter ego, objets modèles, groupes de pairs) : la musique, la danse, l’écriture : « Une expérience à la fois émotionnelle et représentative, intense mais très particulière, maintenue pour ainsi dire aux frontières du moi, entre intérieur et extérieur, au moyen de l’objet esthétique. » Il est, en fonction des remises en jeu identitaire, source de stimulation et motif à jouissances à la fois narcissiques, objectales et auto-érotiques et rend possible une nouvelle intrication pulsionnelle. Il ajoute que la post-adolescence trouve de ce point de vue illustration dans les œuvres de Marguerite Duras, Georges Perec et, bien sûr, Arthur Rimbaud.

Mais, plus que l’utilisation de « l’objet esthétique » qui impliquerait une forme de passivité, il s’agit souvent chez l’anorexique, de la création artistique active, d’initiative personnelle : très souvent la danse mais aussi le théâtre, la calligraphie, la peinture, la sculpture. Au cours de l’analyse, le moment créateur peut émerger et se poursuivre en processus à condition d’être objet d’intérêt de la part de l’analyste. Des significations et des représentations conscientes et inconscientes multiples se trouvent condensées et concrétisées par leur figuration esthétique au plus près de l’esthésie. La fonction esthétique trouve alors place et efficacité, de la force à la forme, au plus près des affects et même en deçà de l’ordre des représentations proprement dites, à la faveur de la déliaison et de la reliaison qu’implique le processus créateur.

 

          Opposer à « la chair qui toujours acquiesce », « l’esprit qui dit non » conduit à des impasses dont l’issue passe souvent par la fonction esthétique. Au mieux, elle déplace l’investissement de l’idéal corporel à la création artistique, à l’activité représentative et transitionnelle, et à la parole en psychanalyse.

 



09/03/2012
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 113 autres membres