Addicted

L’anorexie mentale : une pathologie féminine

Lanorexie mentale a été décrite pour la première fois en 1873 par Laségue. Elle débute à l’age de la puberté. La triade symptomatique associe : l’anorexie, l’amaigrissement et l’aménorrhée. S’y ajoutent fréquemment une hyperactivité et un désintérêt pour la sexualité. C’est incontestablement une pathologie féminine : 90 à 97 % des anorexiques sont des filles (Hardy, Dantchev, 1989). Dans les traités classiques, on parlait de l’anorexie mentalede la jeune fille.

Pourquoi cette prévalence ?

Sans revenir sur tous les aspects psychopathologiques de l’anorexie, qui sont multiples, nous proposerons trois pistes de réflexion pour tenter de répondre à cette question. Trois pistes qui ont pour axe central le corps sexué, le corps de la jeune fille. Nous envisagerons d’abord le facteur culturel et environnemental, puis nous nous attarderons sur la représentation que la jeune fille a de son corps au moment de la puberté, pour finir par la relation qu’elle entretient, à travers son corps de femme en devenir, à sa mère.

 

L'image du corps 'féminin) dans le corps social

 

 

          De nombreux facteurs épidémiologiques prouvent l’influence de l’environnement sur cette pathologie : l’anorexie mentale est pratiquement inconnue chez les Noirs (Africains et Américains). L’augmentation des cas d’anorexie au Japon est contemporaine de l’occidentalisation du pays. Ce trouble est plus fréquent dans les classes moyennes et aisées (Hardy, Dantchev, 1989).

 

           Nous ne voudrions pas tomber dans des clichés trop faciles, mais quelques minutes devant un écran de télévision en disent long sur ces représentations et ces idéalisations successives d’un inconscient collectif qui ne sont pas sans laisser de traces sur l’inconscient de l’individu.

Si la différence entre les sexes tend à s’estomper, la représentation des corps est loin de s’affadir. Au contraire. Le corps est de plus en plus investi, valorisé ; objet de séduction et de culte, son caractère sexuel est omniprésent. La virilité et la féminité se sont faites plus subtiles, moins caricaturales (moins hystériques), mais elles s’affichent avec une ambiguïté redoutable qui suppose une parfaite maîtrise de soi, une identité psychosexuelle clairement établie.

          « La perfection au masculin » clame une publicité pour des rasoirs, « se faire plaisir sans se priver » clame une autre pour des produits allégés. La recherche de la perfection et du plaisir sans limite est partout présentée comme l’idéal à atteindre, idéal qui serait à portée de main. Pas un seul journal féminin qui ne parle régulièrement de régime, pas une seule publicité qui n’exhibe des corps androgynes, jeunes, plastiques, sans graisse, sans surplus, sans faille. Des corps parfaits qui ont tout !

          La société occidentale est dans le paradoxe : avide, consommatrice, elle engage tout un chacun à se goinfrer, à se remplir et à jouir, mais le modèle dominant est à l’opposé de ce résultat. L’être idéal doit rester mince et pur, parfait, en un mot : ascète. C’est-à-dire qu’il sait résister, se dominer, garder la maîtrise et être omnipotent. Les modèles familiaux classiques ne font plus recette ; il faut se tourner vers l’extrême, vers la jouissance à l’état pur.

          Ce sont à ces paradoxes particulièrement violents et excitants que sont confrontés les adolescent(e)s d’aujourd’hui.

 

          Dans cette multiplicité d’images et de brouillages identificatoires, le corps féminin, idéalisé, reste une valeur sûre. Il est gage de séduction, promesse d’amour et de plaisir, de douceur et de tendresse, mais à la condition qu’il soit mince, très mince. Il n’échappe à personne que cette représentation s’oppose à une époque où on ne demandait à la femme « que » d’être femme (c’est-à-dire charnelle et maternelle). Être mince – voire maigre – témoigne pour elle de sa capacité à être femme et homme à la fois. C’est-à-dire à travailler, à faire du sport, à décider, à contrôler son destin et les autres, à ne pas se laisser « enfermer » dans une féminité qui reste, a contrario, dévalorisée. Le même phénomène s’observe du côté des hommes mais d’une façon nettement moins marquée.

          La minceur du corps féminin, nouvelle norme esthétique, recèle donc une ambiguïté fondamentale quant au destin de la femme. Être parfaitement belle, parfaitement sexuelle, tout en étant parfaitement naturelle ! Être objet de séduction, mais aussi objet de pouvoir : plus elle est belle, plus les hommes seront à ses pieds ! « Les femmes, elles ont tout ! », constatait avec effroi une de nos patientes.

          On notera, au passage, que cette image est à l’opposé de celle de la grossesse – et de la maternité – et on voit bien tout ce que cet « idéal » contient de narcissique et d’autosuffisance. La femme phallique, non castrée, est un modèle à imiter, à égaler, voire à dépasser. On retiendra surtout que la mégalomanie et l’idéal féminins sont centrés sur le corps. D’où cette spécificité des pathologies de la jeune fille (scarifications, anorexie, tentatives de suicide) qui s’en prennent à un corps trop visible, à une image de soi grandiose, source d’idéalisations et de dévalorisations.

13Nous n’insisterons pas plus sur cette représentation du corps de la femme dans les sociétés occidentales[1] [1] A contrario, le voile islamique qui tend à cacher le corps..., mais nul ne peut nier que cette image ait une forte influence. C’est un modèle ambigu qui capte les aspirations contradictoires de la jeune fille. Un modèle qui n’a pas d’équivalent masculin, sans doute parce que le statut de l’homme n’a pas connu autant d’évolution et de modifications au cours de ces cents dernières années ; sans doute aussi parce que l’homme reste, quoi qu’on en dise, le modèle dominant.

 

L'image du corps chez l'adolescente


         La puberté confronte l’adolescent à une réalité, à sa réalité et donc à ses limites.

La jeune fille, à la différence du garçon, est confrontée à une relation plus imaginaire (plus intériorisée) à sa sexualité, du seul fait que son appareil génital n’est pas directement accessible à la vue ou au toucher.

          Les règles, qui extériorisent quelque chose de sa sexualité et marquent l’entrée dans la féminité, sont vécues passivement, parfois comme une souillure. Elles échappent à toute maîtrise et font de la jeune fille une femme à son corps défendant. L’érection (et l’éjaculation) chez le garçon, qui est sans doute pour lui le point de repère le plus visible de l’avènement de la puberté, n’est en rien comparable, car celle-ci est source de plaisir et de puissance (même si elle n’est pas sans angoisse et sans questionnement).

Aucune jeune fille anorexique ne se plaint de son aménorrhée (au contraire !). Ce retour à l’absence des règles, cette absence de marqueur d’une féminité angoissante (qui renvoie à la castration mais aussi à un sentiment de passivation) est vécue avec soulagement. Elle est de toute évidence une régression, un retour vers l’enfance et vers une bisexualité rêvée.

           Si la croissance des seins est également symbolique de l’avènement de la féminité (Ferrari, Epelbaum, 1993), cette autre modification ne peut être cachée et représente une nouvelle perte de contrôle. La poitrine, pour la jeune fille, peut être source de fierté ou de gêne et la soumet au regard d’autrui. Jaugée comme belle ou laide, attirante ou non désirable, elle est dépossédée d’elle-même. Elle met plus de temps que le garçon à s’approprier son corps (et sa sexualité), d’autant que sa puberté est plus précoce et donc plus traumatique.

           Garçons et filles n’ont donc pas le même rapport à leur corps. Il est banal de dire que le garçon est plus tourné vers l’extérieur, la motricité, le mouvement, tandis que la fille est plus tournée vers elle-même. Est-ce pour cela que les femmes semblent avoir beaucoup.... Qui peut dire le contraire ? L’agressivité du garçon trouve des voies de décharge sur des objets extérieurs (du fait de la culture ?), tandis que la petite fille reste plus centrée sur elle-même.

 

          Enfin, c’est tout son corps (son visage, ses seins, ses hanches, ses jambes… mais surtout pas son sexe !) qui semble érogénéisé et idéalisé, tandis que chez le garçon c’est exactement le contraire. Chez l’homme, « les attributs génitaux continuent à être le centre de leur narcissisme, tandis que chez la femme le narcissisme secondaire s’attache au corps tout entier » (Brusset, 1977).

Dans cette image du corps, plus ou moins bien intériorisée, garçons et filles ne sont pas à la même enseigne. La culture, l’anatomie, la relation à l’objet primaire (la mère) font que le corps féminin est plus investi (par la jeune fille comme par l’environnement) que le corps masculin qui ne serait qu’un instrument au service d’une action. Le corps féminin, à l’origine du monde, réceptacle de la seule semence de l’homme, est surinvesti, captateur de fantasmes. Un continent noir…

           Tous ces aspects, à l’origine d’une différenciation de vécu (au plan réel, symbolique et imaginaire), nous font mieux percevoir pourquoi l’anorexie est une pathologie spécifiquement féminine. Car l’anorexie est un refus de la féminité. Dans son désir de maigreur, dans sa satisfaction non dissimulée de l’aménorrhée, la jeune fille manifeste d’abord son opposition à ce qu’« on » a voulu qu’elle soit : une femme.

           Une patiente nous disait : « Je ne supporte pas d’avoir mes formes. » Les formes, c’était ce qui la déformait et la désignait comme femme, comme objet de convoitise, l’inscrivant dans une perte de contrôle redoutée. Si elle avait ses formes, elle pensait qu’elle n’existerait plus que par le regard de l’autre : « Les hommes ne vont s’intéresser qu’à mon cul ! »

Et si cette réaction traduit bien évidemment la fragilité des assises narcissiques et la crainte de la dépendance, elle n’en est pas moins exemplaire d’une problématique essentiellement centrée sur le corps, sur ce que la jeune fille en perçoit et sur ce qu’elle imagine que les autres en voient.

           « La problématique narcissique féminine se joue au niveau de l’apparence, là où chez les garçons elle peut se jouer au niveau du pénis », nous dit B. Brusset (1977) qui ajoute : « Chez les anorexiques, les formes féminines qui remanient leurs corps et sont offertes aux regards sont ressenties comme autant de moyens par lesquels l’autre, l’emprise de l’autre, les menacent d’une dépendance annihilante, et d’une perte d’intégrité. »

Mais si cette relation d’emprise sur le corps est tellement prévalente chez certaines jeunes filles, n’est-ce pas aussi parce qu’elles ont subi, bien plus fréquemment que les garçons, une relation d’emprise sur leur corps de la part de leur mère ?

 

La relation mère-fille

 

          Outre le destin de l’anatomie, il est clair que garçons et filles n’ont pas la même relation à l’objet primaire et ne sont pas investis de la même façon par les deux parents.

Ce que la jeune anorexique maltraite, c’est un corps sexué, un corps de femme. Ce n’est pas d’être qui la terrorise, mais d’être femme, d’être comme la mère (confondue à elle).

           « L’attaque du corps sexué est une attaque du corps maternel dont l’anorexiques’est insuffisamment différenciée » (Bourdellon, 2001). C’est la mauvaise différenciation sujet/objet qui rend la séparation potentiellement dangereuse. Comme dans une identification à l’agresseur, l’anorexique se sait dépendante de la mère mais ne peut se passer d’elle et cette dépendance lui est insupportable. « Cycle infernal de la quête d’une mère qui a toujours manqué mais dont l’approche est si dangereuse que se présente le dilemme : détruire ou être détruit » (Vermorel, 2001).

          Comment se séparer de la mère tout en restant identifiée à elle ? Il y a là un échec de l’homosexualité primaire qui est ce moment où le sujet choisit un objet identique à lui qui n’est pas l’investissement confondant ou confusionnant de l’identification primaire. Ce moment où « la mère ayant une représentation sexuée de son enfant lui fournit ce qui lui est nécessaire pour qu’il puisse lui-même se figurer comme sexué » (Sullivan et Weil-Halper, 1984).

           L’anorexie mentale est un refus, une opposition. Un refus de nourriture, un refus de l’absorption, un refus d’ingérer (d’introjecter). Un refus de la passivation et de ce que l’on met en soi et dont on n’est plus maître.

           Les anorexiques comptent les calories pour enlever aux aliments tout mystère, toute rêverie ou saveur, c’est-à-dire tout imaginaire. Mis en chiffres, les aliments ne sont plus digérés. Ils sont des modèles mathématiques que l’on peut contrôler. À la fin de la chaîne, sur la balance, il y a tant de grammes, parce que tant de calories. Le corps n’est qu’un tube.

           Or, celle qui nourrit, celle qui donne le sein, c’est la mère. C’est elle qui aurait dû susciter la capacité de rêverie. La jeune fille anorexique refuse de se laisser nourrir, car la nourriture (de la mère) menace son intégrité, elle fait effraction. Se nourrir de la mère, c’est risquer de ne plus être soi. L’anorexie mentale est un mécanisme de survie psychique à destination de la mère ; réaction de défense spécifique au sexe féminin car dans cette dyade narcissique l’autre est une même. Le petit garçon ne se retrouve jamais dans une situation similaire.

           En s’en prenant à son corps (de femme), c’est autant à la mère qu’à elle-même que le jeune fille s’en prend. Victime d’une folle passion pour sa mère, identifiée à l’agresseur, elle retourne contre elle l’emprise maternelle, façon pour elle de ne pas se déprendre de l’amour maternel dont elle est tellement dépendante (Guéguen). Le corps est ici « l’objet direct d’une haine : il est possédé par un mauvais objet (“une mauvaise mère”), persécuteur interne confondu avec le corps » (Selvini, 1988).

Et si l’anorexie mentale commence au temps de la puberté, ce n’est évidemment pas un hasard. L’irruption de la sexualité vient rompre un « contrat narcissique » installé pendant la période de latence entre la mère et la fille dans une satisfaction mutuelle (Brusset, 1989). Contrat qui laisse toujours chez le soignant l’impression d’une vie sans histoire entre deux petites filles, plus ou moins confondues, contrat qui se serait brutalement rompu sans qu’aucune des deux ne puisse en dire quoi que ce soit ! Sans qu’aucune des deux ne soit à même de percevoir que c’est parce qu’elles sont en train de devenir semblables (et donc rivales) que l’équilibre est rompu.

          L’anorexie mentale se constitue ainsi comme « une sorte de névrose actuelle en rapport avec la maturation pubertaire » (Marcelli et Braconnier, 1988), s’installant au cœur d’une relation mère-fille dont le père est toujours exclu.

 

Conclusion


          En guise de conclusion à ce bref exposé, nous pourrions constater que, cependant… il y a quelques garçons anorexiques. On retrouve chez eux le même déni de la maigreur, un attachement indéfectible à la mère, une sexualité peu active. Mais plus qu’un refus de la virilité, le garçon semble dans un refus de la sexualité, du désir, dans une régression vers l’enfance et vers la dépendance aux soins maternels.

          Ce qui pose la question : à qui l’anorexique (garçon ou fille) s’identifie-t-il ? Au bébé éternellement dépendant ? À la mère archaïque et toute-puissante ? À ce lien centré sur l’oralité, la dévoration et l’engloutissement ?

          Le refus (de la nourriture) ne traduit-il pas la fascination, la trop grande excitation de l’enfant vis-à-vis du lien de dépendance absolue à celle qui l’a nourri et qui n’a pas été suffisamment parexcitante ?

          Dans l’anorexie, garçons ou filles ne sont-ils pas d’abord dans un refus de la féminité ? Une féminité qui ne se serait jamais différenciée de l’image de la mère archaïque. Image qui renvoie la petite fille à l’image d’elle-même et la confronte à un paradoxe insoutenable : détruire la mère (et donc elle-même) ou être détruite par la mère.

          Cette perspective, centrée sur le lien (à la mère), est essentielle si on pense à la prise en charge des anorexiques, car elle oblige à se poser la question de « la position soignante sur le registre de la position féminine, réceptive et passive pour qu’un transfert du refus advienne dans l’espace de jeu du soin » (Combe, 2003).

 

 



09/03/2012
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 113 autres membres